Raisonnement mathématique et formation citoyenne

Texte de présentation du thème du colloque GDM 2005 (les 3 et 4 mai à l’Université du Québec à Montréal) reçu via la liste d’envoi.
GDM: Groupe des didacticiens des mathématiques du Québec.

Le citoyen des sociétés industrialisées est appelé chaque jour à utiliser des systèmes de plus en plus complexes, pour lesquelles ses connaissances techniques et instrumentales sont vite dépassées, et qui requièrent une flexibilité et adaptabilité de la pensée sollicitant fortement sa capacité à raisonner. Pour être un citoyen responsable et un consommateur avisé, il doit notamment avoir une compréhension minimale des lois, réglementations, contrats, modes d’emploi, et de leurs mécanismes d’application.

L’étude et la recherche dans des domaines comme ceux de la pharmacologie, de la biochimie, des biotechnologies etc., ou moins spécifiquement dans la plupart des domaines des sciences humaines, ne sont guère possibles sans une maîtrise adéquate du raisonnement inductif. Par ailleurs, le développement important des technologies de l’information et la place prépondérante qu’y occupe la programmation informatique créent dans nos sociétés un besoin pressant pour une main d’oeuvre hautement qualifiée, apte à comprendre et gérer des structures logiques de nature essentiellement déductive. Il s’en faut de beaucoup que le raisonnement déductif trouve là sa seule utilité.

Quelle place doit occuper le raisonnement dans l’enseignement des mathématiques ? Y a-t-il des types de raisonnements propres aux mathématiques ? Y a-t-il des raisonnements indispensables à la formation d’un citoyen intègre, autonome, critique et responsable, dont l’apprentissage relèverait essentiellement de l’enseignement des mathématiques ? Y a-t-il des types de raisonnements mathématiques dont l’apprentissage relèverait plus spécifiquement de l’enseignement primaire ? De l’enseignement secondaire, collégial ou universitaire ?

Les concepteurs des programmes du Ministère de l’Éducation du Québec considèrent pour leur part que l’enseignement de la géométrie constitue un lieu privilégié où initier l’élève aux « … exigences de rigueur, d’exactitude, de justification et de preuve » (MEQ, Math 436, p. 3). Ces exigences ne pourront aller qu’en augmentant, quand on sait que le nouveau programme du secondaire fera de la compétence « Déployer un raisonnement en mathématiques » l’une des trois compétences fondamentales. Dans le nouveau programme du primaire déjà en place, la compétence « Raisonner à l’aide de concepts et de processus mathématiques » joue également un rôle central. Comment la manière d’aborder les concepts et processus mathématiques doit-elle évoluer du primaire au secondaire, pour que les raisonnements progressent jusqu’à rencontrer ces « exigences de rigueur, d’exactitude, de justification et de preuve », caractéristiques de l’activité mathématique ? Cette progression peut-elle se faire sans entraver chez l’élève le développement de l’intuition, de l’imagination, de la créativité, de l’inventivité, dont on reconnaît maintenant qu’elles doivent elles aussi faire partie intégrante de l’activité mathématique, pour peu qu’on la veuille riche et stimulante ?

Qu’est-ce qu’une preuve ? Qu’est-ce que la rigueur ? Est-il trop tôt pour envisager preuves et rigueur au primaire ? Pourquoi les mathématiciens — avec parmi eux les rédacteurs de programmes — associent-ils si spontanément preuve et géométrie ? Quels apprentissages liés au raisonnement mathématique permet l’étude de la géométrie, que ne permettrait pas l’étude des autres branches comme l’arithmétique, l’algèbre, les probabilités et statistiques, les mathématiques discrètes… ? Ces branches sollicitent-elles des types de raisonnements qui leur seraient spécifiques ? La programmation informatique sollicite-t-elle des raisonnements mathématiques spécifiques ? Est-ce que les nouvelles technologies ont un rôle à jouer dans l’enseignement du raisonnement mathématique ? Dans une perspective plus large, ont-elles un impact sur l’évolution de celui-ci ?

Pour R. Duval (1995), l’apprentissage de la démonstration (la preuve formelle) passe par la capacité à juger de la validité d’un raisonnement selon des critères intrinsèques, c’est-à-dire autres que l’apport d’informations empiriquement validées ou l’établissement d’un consensus au sein d’un groupe. Cela n’est possible selon lui que si l’élève accède à une « pratique écrite de l’écrit » (2001, p.197) faite de pauses, de retour sur les propositions déjà énoncées, de réaménagements et simultanéisations (pour rapprocher des propositions ou blocs de propositions non contigus dans le texte), de recul, d’appréhension globale (pour saisir certains éléments de macro-organisation) ; bref, de réflexion. Toutes choses que ne permet pas cette « linéarisation de la pensée » (op. cit., p. 191) imposée par une pratique orale du texte, faite de fluence, de séquencialité, d’irréversibilité. À travers une telle « pratique écrite de l’écrit », l’élève produit le texte de démonstration non plus à des fins de communication, mais pour « en contrôler et la validité, et l’absence de lacunes » (op. cit., p. 197). Avant Duval, Balacheff (1987) avait parlé d’une adhésion de l’élève-étudiant à une position théorique, au centre de laquelle celui-ci met la connaissance plutôt que la nécessité de convaincre « l’autre », et où prévaut sa très personnelle et simple satisfaction intellectuelle.

On objectera que la majorité des élèves n’a pas besoin d’une maîtrise aussi poussée de la démonstration, et que la rationalité « … fondée sur le dialogue et orientée vers la régulation des interactions sociales » (Duval, 2001, p. 204) — qui s’exprime entre autres à travers ce que les didacticiens conviennent maintenant d’appeler l’argumentation — est suffisante à la formation d’un citoyen éclairé. Au citoyen qui souhaite, dans les sphères où il déploie ses activités, organiser de manière optimale le travail de réflexion préalable à toute prise de décision, refusera-t-on le plus sophistiqué des outils de contrôle de la rationalité qu’est le raisonnement déductif ? Comment amener l’élève à en avoir une compréhension opératoire, au sens de Fischbein (1982) ; c’est-à-dire telle que les mécanismes logiques sous-jacents parviennent, dans l’entendement de l’élève, à une forme de cognition directe, globale, efficace et immédiatement disponible ? Peut-on donner à l’élève accès aux savoirs de logique formelle sans inhiber sa capacité à recourir à l’imagination, à l’intuition, aux associations, aux analogies, aux métaphores ? Si oui, comment préparer cet accès au primaire et l’aménager, le cas échéant, au secondaire ?

Le GDM vous convie à réfléchir et apporter des éléments de réponses à toutes ces questions, ainsi qu’à celles qui viendront inévitablement s’ajouter au fur et à mesure de nos échanges.

– Balacheff, N. 1987. Processus de preuve et situations de validation. Educational Studies in Mathematics, Vol. 18, n°2, mai 87, p. 147-176.
– Duval, R. 1995. Sémiosis et pensée humaine. Éditions Peter Lang, coll. Exploration, recherches en sciences de l’éducation. Berne, Suisse.
– Duval, R. 2001. Écriture et compréhension : Pourquoi faire écrire des textes de démonstration par les élèves ? In Produire et lire des textes de démonstration. Collectif coord. par É. Barbin, R. Duval, I. Giorgiutti, J. Houdebine, C. Laborde. Ellipses. Paris.
– Fischbein, E. 1982. Intuition and Proof. For the Learning of Mathematics, n°3, vol. 2 (novembre), p. 9-19.